Le train demeure à la même place durant une heure à cause d'un "incident voyageur" ; un suicide pour ne pas employer la langue de coton. On a le temps de regarder à loisir la belle, la grasse, la verdoyante campagne française. Elle s'en fout complètement de l'incident voyageur la campagne française. Il y a quelque chose d'intraitable et de de glaçant dans une paysage.
Cependant une fatigue maintenant lui plombait la tête et l'engourdissait - il se sentait envahi d'une somnolence lourde. Il s'allongea de nouveau de tout son long sur la courtepointe sans se dévêtir, une jambe nue : le silence se referma comme une eau tranquille. Il se souvint qu'il l'avait écouté parfois, allongé près de Mona endormie : il songea encore un moment à elle ; il revoyait la route sous le pluie où il l'avait rencontrée, où ils avaient tant ri quand elle avait dit : "Je suis veuve". Mais cette pensée ne se fixait pas : il lui semblait qu'elle remontait malgré lui vers des eaux plus légères. "Plus bas - se disait-il - beaucoup plus bas...". Il entendit le chien aboyer deux ou trois fois encore, puis le cri de la hulotte à la lisière toute proche des taillis, puis il n'entendit plus rien : la terre autour de lui était morte comme une plaine de neige. La vie retombait à ce silence douceâtre de prairie d'asphodèles, plein du léger froissement du sang contre l'oreille, comme au fond d'un coquillage le bruit de la mer qu'on n'atteindra jamais. (...)
Il resta un moment encore les yeux grands ouverts dans le noir vers le plafond, tout à fait immobile, écoutant le bourdonnement de la mouche bleue qui se cognait lourdement aux murs et aux vitres. Puis il tira la couverture sur sa tête et s'endormit.
Julien Gracq, Un balcon en forêt.
Je sors dans la nuit. Il y a beaucoup de vent ce soir, un vent du nord qui a commencé à souffler en fin d'après-midi. Le lune est voilée. Pourtant sa clarté donne un peu de relief à l'obscurité et rend visibles les bandes blanches qui s'éloignent au milieu de la route. Il y a aussi deux réverbères, qui tiennent lieu de fanaux. Je marche jusqu'au pont. Seul le bruit de l'eau indique qu'il enjambe la Gourdouze qui, à cet endroit, prend des allures de torrent. Je devine les pierres grises et lisses en contrebas.
Je marche au milieu de la route, en suivant les bandes sur le bitume. Le bruit de l'eau a disparu, couvert par celui du vent dans les sapins et les châtaigniers. Sous les arbres, la nuit s'intensifie encore. Ça pourrait faire peur. Pourtant je me sens apaisé. C'est comme un repos. Les arbres m'accueillent, m'ouvrent leur bras. Romantisme bon marché. Non. Sensation d'appartenance. Lien, et fragilité de ce lien. Dans mon dos, je sens la masse énorme des rochers de Trenze. Je me retourne pour essayer de les voir. Il sont là, surmontés de quelques étoiles.
(Août 2012, Vialas)
Chaque jour sera, désormais, un beau jour.
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